26 mai 2024

La Calédonie nouvelle est arrivée

Il n'a échappé à personne que le président Raïssi s'est à la Pentecôte crashé dans la forêt de Dizmar près de la mine de cuivre de Sungun (Azerbaïdjan oriental iranien) dans un hélicoptère de collection difficile à entretenir de par l'embargo sur les pièces de rechange ; pourquoi ce mode transport insécure a-t-il été retenu par les services iraniens ? Sans doute parce que l'industrie nucléaire bouffe tous les crédits d'équipement et que le TGV Téhéran-Bakou attendra longtemps qu'il en reste (des crédits). La voie aérienne simplifie aussi la sécurisation du parcours en ambiance potentiellement hostile. Quoiqu'il en soit, la petite escadrille de trois aéronefs n'en a perdu qu'un, le bon ! A se demander ce qu'il ne faut pas demander. La voie est libre désormais pour l'investiture en douceur du fils Khamenei comme guide suprême de la Révolution islamique ou tout autre titre qui lui plaîra d'arborer.

La shadenfreude occidentale s'est manifestée à l'occasion du message adressé par le président belge du Conseil de l'Union européenne à ses homologues iraniens pour leur présenter ses "sincères condoléances". Calculé en mètres de corde à pendre, le curriculum vitae d'Ebrahim Raïssi est long assez pour savourer cette ironie du troisième degré (cv à lire par ici). Mais la nouvelle de cette semaine restera plutôt la mise au ban des nations du Tiers-Monde du premier ministre israélien par les Nations-Unies tant par l'injonction de la Cour internationale de Justice à cesser de massacrer les gens de Rafah que la demande du procureur de la Cour pénale internationale d'amener le même à La Haye pour y être jugé en tant qu'affameur des peuples. Le Département d'Etat hurle au charron, mais il est bien seul à lancer une bouée de sauvetage au soldat Nétanyahou qui a un don très sûr pour se faire détester.

Le Stop and Go du président Macron en Nouvelle Calédonie, venu faire une conférence à Nouméa et comptant sur son entregent pour apaiser les insurgés en captant leur attention comme au théâtre, a fait pschitt ! Lesquels ne veulent rien moins que la pleine et entière propriété du caillou au slogan d'une indépendance décalqué du Kanakia farà da sé. L'insurrection est raciale ; on le savait déjà, sauf apparemment rue du Faubourg Saint-Honoré. Comment se traite ce genre de conflit ? Dans l'histoire, la partie la plus puissante extermine l'autre, mais ça c'était avant ; sinon elle lui fait toute sa place dans les enceintes de pouvoir et corruption. Vu de mon balcon orienté au sud-est, et avant que les agitateurs professionnels envoyés par les pays qui nous veulent du bien ne débarquent aussitôt que l'aéroport sera rouvert, les Caldoches devraient sérieusement réfléchir eux-aussi à leur indépendance de la mère-patrie et rejoindre le bandwagon mélanésien pour faire leur vie dans la grande mer, comme y sont parvenus les Néo-Zélandais. Ce n'est qu'un avis gratuit mais ça marche. Le président Macron ne semble pas taillé pour résoudre ce genre de conflit multifactoriel - Trump le disait déjà sous une forme plus grossière - et sa menace de référendum by-passant le congrès de Versailles jette de l'huile sur le feu pour le seul plaisir d'une posture agacée qui est sa marque ! Attention quand même à ne pas rejouer à Nouméa la Rhodésie de Ian Smith.
La démographie publiée par l'Insee vaut le détour par ici.

On ne terminera pas la page sans le combat de coqs à ergots mouchetés des deux jeunes premiers de la politique-fiction, l'un ministre d'aujourd'hui et l'autre de demain. Ni l'un ni l'autre n'a encore bossé en vrai, i.e, aucun n'a produit de valeur ajoutée taxable par les Impôts mais chacun se voit déjà en haut de l'affiche ! Malgré le battage des chaînes qui comptaient y faire leurs choux gras publicitaires, l'audience ne fut pas spectaculaire, comme si les Français avaient déjà lancé les dés de la prochaine élection européenne. Les communicants nous assurent que les opinions restent inchangées avant et après le show Roux. On reparlera de l'Europe ici lundi prochain.

C'était hier la Fête pétainiste des mères. Heureux qui a la sienne à portée de voix. RIP, Marie-France Garaud est morte, la page d'une France en capacité de ses certitudes se tourne.

ALSP !

Postscriptum du soir, espoir :
Il n'est pas un jour que la boue du Pas de Calais ne pénètre dans les lucarnes bleues. Et rien n'est fait. Ce n'est pas moi qui le dis mais les édiles locaux. Bien sûr, on réclame et proclame mais, bottes au sol, rien ne bouge et les gens ne regardent plus que le ciel. L'administration de bidasses (c'est Arras) qui préside au désastre s'enferme dans la procédure pour bien coller à la technocratie parisienne qui a son mot à dire sur tout. Le président de région est du registre à menton mais n'en fait pas plus ; alors qu'en zone de polder, il faudrait rétablir les watergangs en engageant des D10 pour tirer droit vers la mer avec six mètres de large et deux de fond chacun, avec les biefs qui vont bien pour bloquer la renverse. Mais les Ponts & Chaussées n'ont aucun D10 - savent-ils déjà de quoi on parle - et pas non plus les pompes à grand débit pour renvoyer à la mer l'eau salée. L'incurie générale milite pour vendre le Pas de Calais aux Pays-Bas à un florin symbolique et assister dans deux ans à la résolution des problèmes. Suffit d'aller voir comment ça fonctionne chez eux en altitude négative ! Vous n'y pensez pas, me dit-on dans l'oreillette ; il faut d'abord l'enquête publique et exproprier les terrains ! Décrétons l'état d'urgence, rouvrons les watergangs au bulldozer et lançons les procédures d'expropriation. C'est dans cet ordre qu'on gouverne chez les hommes ! Mais apparemment la détresse des Français calaisiens n'émeut pas plus que ça nos ministres, quand la caméra s'est éteinte. Faut-il prendre exemple sur les paysans et sur les Canaques ?

19 mai 2024

Au cinquantième jour !

Hier dimanche, il nous fut rappelé que des petites langues de feu ont vacillé sur la tête des apôtres, celles de la Pentecôte, leur insufflant la force de l'Esprit saint pour courir le monde et prêcher l'évangile. C'était le Vent tempétueux venu du Ciel où était monté le Christ sept semaines auparavant après leur avoir annoncé la venue du Paraclet lors de la Cène : « Si vous m'aimez, gardez mes commandements. Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous.» (Jean, 14-15/18). Trois mille juifs étaient venus de partout à ce rassemblement et chacun entendit le prêche des apôtres dans sa propre langue. L'Esprit était là. Le soir venu, ils se convertirent tous. Ainsi vint le signal de la conquête qui partit d'une poignée d'hommes (cent-vingt disent les Actes) pétris de défauts mais porteurs du Message pour atteindre les confins de la terre : près de deux milliards et demi d'hommes y croient aujourd'hui. Pas mal quand même !

Peu d'entre nous les ont vues hier ces flammes, et tant d'autres qui les auraient vues n'y auraient rien compris ou les auraient prises pour des feux de Saint-Elme provoqués par l'orage, mais c'est de toute autre chose qu'il s'agit. Sans doute dans notre monde agité vaudrait-il mieux faire silence, rentrer en soi-même, attendre et voir comme nous y invitait Clément d'Alexandrie (150-215) : « le myste voit par les yeux du corps, désire par l'âme et contemple en esprit ». Alors elles apparaissent comme en songe, une perception immatérielle qui confine à l'hallucination intime lorsqu'on passe le seuil du mystère !
« Cette contemplation se contient dans une vue intérieure qui détermine une transformation du regard de chair. Cette perception spirituelle est qualifiée de "délirante" par l'intelligence orgueilleuse qui ne veut pas admettre ce qui lui échappe et la dépasse. Il n'y a pas de dialogue entre le contemplatif et l'homme ivre de puissance et de vanité mentale, sociale ou éruditionnelle.» (auteure inconnue de cette source-ci).
Sauf quand tout est perdu et que, les yeux au ciel, le puissant d'hier appelle l'invisible à son secours ! Il ne croit en rien de plus qu'à sa propre insuffisance et renoue avec les terreurs sacrificielles de son ADN préhistorique. Il tuerait mais autrui s'il le faut pour s'en dépétrer car il n'acceptera jamais d'être couché lui-même sur la pierre à couper les victimes du jour. L'humilité est une vertu aussi rare que le génie. Pour brider l'homme, il a fallu l'impressionner...

Ainsi l'Esprit promulga le Décalogue et ce fameux "Tu ne tueras point" qui était la révolution des révolutions. Que les tables de Moïse aient été physiquement perdues n'entame pas la notoriété éternelle des dix lois du Sinaï qui ont fait leur lit sur toute la planète (dans les bateaux des thalassocraties occidentales). De ce jour, la religion fut une morale. On en fit même des droits. Mais la morale est encore la vérité la plus sûre d'une religion ; aux hommes ensuite de la dévier vers un appareillage de pouvoir en la ritualisant !

Que nous apporta l'Esprit ? L'élévation plus qu'une révélation ! L'élévation de nos pensées. Jusques à lui, les dieux étaient un concept humain associé d'abord aux cataclysmes incompréhensibles, parfois terrifiants, qu'il fallait prévenir en leur sacrifiant quelque chose ou quelqu'un, de la chair fraîche. Les sorciers de jadis n'avaient rien trouvé d'autre pour faire taire les foules choquées par les éléments. Si l'on cherche un facteur commun à tous les dieux de la création, c'est ce carnage sacrificiel et leur absence de morale. Les dieux maya n'édictent par leurs prêtres que des rites et des codes de pacification sociale mais pas de vrai corpus moral qui laissera sa place à la loi positive de la nature. Les dieux grecs sont d'abord immortels avant d'être bien ou malveillants, paillards souvent, pervers aussi. Il en va ainsi de tous les autres dieux. Ils sont des émanateurs de superstitions qui à l'usage deviendront des traditions, à respecter toujours si l'on veut éloigner le malheur du cercle des adeptes. Dans cette fonction de paratonnerre, les baals de Canaan survivront au monothéiste de la conquête abrahamique et leurs figurines ont été excavées des fouilles archéologiques à des époques où ils avaient "disparu" de la société judaïque. Les nouveaux convertis avaient besoin d'eux quand tonnait l'orage. Les bouddhistes et tous leurs succédanés s'en sortent en évacuant la mythologie anthropomorphique au bénéfice d'une quête intérieure vers l'éblouissement. Les peuples bouddhistes réintroduiront néanmoins les dieux pour que de besoin, comme la communion des saints catholiques qui est un succédané de polythéisme antique. Le rite est toujours plus facile à suivre que la méditation transcendentale.
Mais la Pentecôte c'est aussi la grande feria de Nîmes lors de laquelle on sacrifie moult taureaux au terme d'une liturgie minutieusement codée, en souvenir de Thésée et du Minotaure. Nous sommes rendus bien loin des feux follets de Chavouot mais nous devrions nous méfier quand même. N'a-t-il pas prédit qu'il viendrait la nuit comme un voleur ? Heureux celui qui veille !

ALSP !

12 mai 2024

Un certain 13 Mai

Ce lundi c'est la Sainte-Rolande mais aussi le 13 mai. Le 13 mai 1958 c'était la fête de l'Algérie française (ti ti ti ta ta). Que sont devenus les trois départements que nous avons dû laisser à la marche de l'histoire, comme on disait alors pour ringardiser notre présence au sud de la Méditerranée ? Ils sont retournés au néant d'où nous les avions tirés. Mais il vaut mieux croire un expert qu'un blogueur quand cette année viendra nous visiter le président Tebboune pour nous dire tout ce que nous avons encore à faire pour accéder à sa considération.

C'est dans le défunt quotidien Liberté-Algérie qu'en 2021 Kamel Daoud* s'interrogeait sur le phénomène des harraga, حراقة en arabe (dit autrement : l'exode d'une jeunesse désespérée) et cette analyse mérite qu'on lui laisse plus de chance sur la toile parce que tout milite pour l'amplification de cette migration. En voici le texte intégral et le lien de la source, toujours en ligne. Le propriétaire du journal, Issad Rebrab, qui avait décidé de le fermer au moment de sa propre retraite, a eu envers son équipe éditoriale l'élégance de tout laisser en ligne en l'état. Sur l'Algérie tout y est dit. Doit-on s'en réjouir ? Pas sûr !

Qu'on l'aime un peu, beaucoup ou pas du tout, l'Afrique du nord française est le partenaire obligé des trois pays latins de Méditerranée. L'empreinte française y est la plus profonde qui alimente les communautés algériennes de France (sous le statut spécial de 1968, révisé en 1975), ou les communautés marocaines, comme dans une moindre mesure les Tunisiens plus individualistes. Les dérives autoritaires à Alger et à Tunis amplifient un exode naturel porté par une démographie non maîtrisée rapportée aux capacités d'emploi. Même le Maroc qui a pris le parti d'un développement lourd, n'échappe pas à ce drainage vers l'Europe où ses ressortissants s'installent comme chez eux dans un tissu économique national déjà ancien. C'est dans ce cadre inadapté aux attentes du grand nombre des moins-instruits que la grisaille d'une société algérienne régentée par un salafisme antédiluvien sans projet, se déverse dans les mentalités de la jeunesse en quête d'ailleurs. Et tout laisse croire que cet exode ne se tarira pas, bien au contraire, à cause de l'africanisation de notre espace économique. Le constat de Kamel Daoud est désespérant, pour la jeunesse algérienne d'abord, mais il y a chez nous de beaux exemples d'accomplissement d'une vie meilleure qui étaient inimaginables là-bas. Doit-on couver jalousement notre bonheur ? Les travaux et les jours de notre beau pays nous signalent quotidiennement qu'il n'est plus possible de faire sans eux : ils sont partout comme les Mexicains de Californie ; dans les échoppes, les garages, les boulangeries, au cul des bennes, devant les armoires à fibre, sur les chantiers de plein vent, dans les hôpitaux, et comme chauffeurs-livreurs, gendarmes ou profs de fac et finalement petits et grands patrons. La messe est dite.


Le Pays se vide à cause du vide


Comment fabriquer du sens en Algérie ? Donner du sens au fait d’y rester, vivre, prendre racines et maison. Le religieux ? Il accorde, coûteusement, du sens à la patience, à la résignation, à la défaite sublimée. L’Au-delà est ce qu’on cherche à habiter et vivre quand on n’a pas de vie et de foyer “ici”. C’est une victoire par la mort, pas par la vie. Le paradis est, toujours, le contrepoids de nos échecs et de nos déserts. Il faisait rêver les plus âgés, il fait aujourd’hui rêver même les plus jeunes, et c’est une tragédie, un déboisement du monde, une falsification du réel. Le paradis, on peut y croire et l’espérer, mais chercher à en déménager au plus vite prouve surtout l’échec à habiter le monde et à le construire. Le religieux est un choix, mais un pays est un effort. Alors, qui peut donner du sens ? La mer ? La mer qu’on escalade comme un mur tombé, la mer qui promet un autre paradis, lui aussi peuplé de nos échecs inversés, de nos espoirs transférés ? La mer, c’est un peu la mort avec l’Europe en guise de paradis. Un gilet orange, une chaloupe, un moteur doublé d’un cœur en colère, une boussole, et voilà la vie débordant de sens et de risques et d’écumes, redevenue palpitante, belle et terrible, chargée d’illusions essentielles et de déceptions utiles. La mer donne du sens, mais elle vide le pays, arrache la racine et vous projette contre un mur étranger. Vous vous éparpillez en mille graviers ou vous vous reconstituez sur les bords d’une amertume intime. La mer siphonne l’Algérie, la creuse comme un trou, l’aspire. La mer est une patrie par défaut, si brève sous le pied. Car, pourquoi avoir libéré cette terre si c’est la mer qui donne sens à la vie ? Il faut être jeune, volontaire, aveugle et ardent pour tenter de trouver le sens de la vie dans la mer. Ce n’est pas fait pour tout le monde. C’est une autre forme de fatalisme, une vie par le biais de la noyade et l’exil qui est une mer intérieure encore plus saline.

Alors, où trouver le sens de vivre en Algérie ? Certains évoquent, pour justifier le choix de “rester”, le devoir d’assister une mère malade, un père vieillissant. D’autres vous confessent la lassitude anticipée face à l’exil qui mord, l’effort à faire pour refaire le monde à partir de la mi-vie, l’âge ou l’entêtement à cause d’un palmier ou d’une fatigue. L’espoir, cette fois, est vraiment fou et s’arrache les vêtements. D’autres encore peuplent le vide par des épopées : militantismes, activismes politiques, “luttes” dopées et oppositions folklorisées, ego ou foi. On peut y croire, mais il s’agit de divinités molles, affaiblies et de croyances parfois artificielles. Ou seulement mal comprises : la cause est sublime, son effet est un calcul ou une impasse, une colère encore plus grande.

On peut aussi voler du sens aux morts et en usurper la valeur : se faire passer pour des ancêtres anciens, nouveaux, des martyrs de la décolonisation ou même d’avant, des Allah ou des oliviers piétons. Jouer au chahid vivant, vétérans, tuteurs et gardiens du pays. Une mystique froide, que la morgue, l’âge, l’uniforme et les flibusteries des survivants de la guerre ont épuisés. Ça suffira pour le discours officiel, la convention du patriotisme ou pour haïr la France, mais pas au-delà. Il suffit, en fin de jour, de regarder ses enfants, de rêver leur avenir, et déjà tout s’écroule de nos convictions trop pompeuses. “Un pays, ce n’est pas un drapeau, mais l’endroit où l’on souhaite voir vivre ses enfants.” Je me répète, à dessein.
Alors, où trouver du sens ? C’est justement ce qui manque en Algérie : la réponse sincère au “pourquoi dois-je y vivre ?” Question du sphinx affaissé des cafés et des murs. “Durant les années de la guerre, en 1990, on avait envie de rester, lutter, résister”, confirme un ami. Aujourd’hui, la mort n’est pas un barbu, mais le temps lui-même.

Aujourd’hui, l’Algérie manque de sens, est lasse, comme vidée d’un os essentiel. Le sens n’est plus incarné par une élite, fabriqué autrement que par de vieux hadiths et une grande mosquée, et illustré par une chaloupe ou un score de football et la haine du juif. C’est un pays que, souvent, on quitte sans fin. “Je quitte sous peu”, vous affirme un ami au bout de cinq minutes de silence. Une autre famille l’a déjà fait. Un vieillard prend la mer comme une épouse. Une femme avec un enfant embrasse l’inconnu. Est-ce pour le pain ? Le toit ? La sécurité ? Non. Juste le sens. C’est cette absence essentielle que ni la haine de la France ou du Maroc, ni la prière ou le foot, ni la Palestine fantasmée ou la subvention alimentaire ne peuvent remplacer. Il y a même, et c’est triste de le dire, quelque chose de “libyen” dans l’Algérie d’aujourd’hui. Un non-sens, un effondrement intime, un émiettement dangereux. Comment y parer ? La culture réelle (et pas le folklore), la liberté en urgence, celle de dessiner, aimer, toucher, embrasser, respirer ; la nécessité de trouver du sens en dehors de l’épopée d’un prophète ou de la guerre de décolonisation.

L’Algérie est un pays ennuyeux, gris, plus triste qu’un coucher de soleil dans une caserne, sans épopée, sans plaisir, enfermé dans un au-delà religieux et un en-deçà décolonial, aplati comme un tapis de prière, debout comme un acacia. C’est ce qu’on ne veut pas comprendre : le bonheur n’en est pas un but, mais presque un péché. On y quête seulement le pouvoir ou le paradis. Et avec cela, on ne retiendra jamais nos enfants. Seulement une armée d’imams et de martyrs pour lester nos hésitations.
Le pays se vide à cause du vide.

K.D.



url : https://www.liberte-algerie.com/actualite/le-pays-se-vide-a-cause-du-vide-365482
date : 23/09/2021

*Kamel Daoud est né à Mostaganem il y a 54 ans. Ecrivain et essayiste renommé, il a commencé au Quotidien d'Oran puis a remporté divers prix et récompenses. Contributeur régulier de Liberté-Algérie puis du Point, il est connu pour regarder l'islam en face sans baisser les yeux (comme Boualem Sansal) et jusqu'à l'an dernier vivait toujours à Oran malgré la fatwa de l'imam salafiste Zeraoui qui appelle les autorités à sa condamnation à mort depuis dix ans. Mais cette année, il s'est installé à Paris pour assurer ses cours à SciencesPo. La Wikipedia vous dira tout ce que vous vouliez savoir sans jamais oser le demander (clic).

ALSP !