19 janvier 2025

De Senectute

Lorsqu'il compose le Cato Maior, au cours des premiers mois de l'an -44, avant le meurtre de César le 15 mars, Cicéron, né le 3 janvier -106, est âgé de soixante-deux ans. Il dédie son traité à son ami Atticus, de quatre ans son aîné. L'un et l'autre font donc partie des senes, les « vieux » ou « vieillards ». Les contours de cette catégorie peuvent être un peu fluctuants à Rome, selon les critères d'inclusion mais, à la soixantaine, il ne fait pas de doute qu'on y appartient, et quelques mois plus tard, dans la préface du Laelius de amicitia, également dédié à Atticus, Cicéron soulignera ainsi le parallélisme entre les deux œuvres :
« Donc alors un vieillard adressait à un vieillard un traité de la vieillesse ; de même voici l'ouvrage qu'un ami très fidèle a composé pour son ami, sur l'amitié.»
"Ainsi imagine-t-il un court dialogue philosophique qu'il situe à l'époque glorieuse de Rome, en -150. Les jeunes Scipion Emilien et Laelius prennent du vieux et toujours vigoureux Caton (84 ans) une leçon de vie. Les réflexions prêtées à l'ancien censeur de -184 agissent sur l'auteur de ce traité comme un elixir de jouvence et une consolation dans ses malheurs personnels et ses déceptions politiques" (J-N Robert pour Les Belles Lettres).

La suite de la recension savante du De Senectute sur Cairn.info en cliquant ici.

Du traité, j'ai extrait les chapitres consacrés aux plaisirs de l'agriculture. J'en profite pour rendre hommage à l'abbé Ricard qui nous a forcé à traduire le De Senectute in extenso pour qu'il nous en reste quelque chose plus tard. Merci aussi du plaisir que j'ai eu, jeune encore, à réciter les Bucoliques de Virgile. Reste à doubler Caton l'ancien maintenant que la bascule du temps a basculé.


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XV. « Je viens maintenant aux jouissances de l'agriculture, auxquelles je trouve un prix incroyable, que l'on peut goûter jusque dans l'extrême vieillesse, et qui me paraissent s'accorder parfaitement avec la vie du sage. Nous devons ces jouissances à la terre, qui, toujours soumise à notre légitime empire, rend avec usure ce qu'on lui confie, tantôt plus retenue, tantôt prodigue de ses dons. Et ce n'est pas seulement à recueillir les fruits de la terre que je trouve mes délices, mais à étudier son travail et les merveilles qu'elle produit.
D'abord elle reçoit dans son sein amolli, et ouvert par le soc, les grains que la main du laboureur y répand ; la herse passe sur les sillons et recouvre les semences, qui, bientôt réchauffées et tiédies par la douce moiteur du sol, se fendent et poussent au dehors une jeune tige verdoyante ; peu à peu les racines se développent, l'herbe grandit, un tuyau noueux s'élève, et la plante, dont la formation s'achève mystérieusement, demeure enveloppée dans sa gaine flexible ; enfin elle en sort, s'élance, et présente à la lumière ses fruits artistement disposés en épi, et que leurs barbes protègent contre les attaques des petits oiseaux.
La culture de la vigne, sa naissance, ses progrès, n'offrent pas moins de merveilles. Je ne puis me lasser de les contempler ; et il faut bien que je vous initie à toutes les jouissances et aux délicieux loisirs de ma vieillesse. Je ne dirai rien de la force productive de la terre, qui d'une si petite graine de figuier, d'un pépin de raisin, ou de la semence à peine visible de tant d'autres arbustes, fait sortir des troncs si puissants et des rameaux si étendus. Mais les marcottes, les plants, les sarments, les racines vivaces, les boutures ne méritent-ils pas d'être étudiés, suivis avec le plus grand intérêt, et, pour tout dire, admirés ? Vous voyez la vigne, si faible de sa nature et qui rampe à terre quand elle ne trouve point d'appui, saisir par ses vrilles, comme par des mains tenaces, tout ce qu'elle rencontre, et s'y attacher pour s'élever ; elle court, se replie, et pousse à l'aventure ses jets que le fer de l'agriculteur émonde prudemment, pour qu'elle ne se perde pas en une forêt stérile. Au retour du printemps, on voit, sur les sarments que la faucille, n'a point retranchés, poindre à l'articulation des rameaux le bourgeon qui bientôt devient la grappe. Celle-ci, nourrie par les sucs de la terre, fécondée par la chaleur du soleil, est d'abord âpre au goût ; mais elle s'adoucit en mûrissant, et, sous le pampre qui la recouvre, elle conserve une tiède chaleur et se défend contre les ardeurs de l'été. Est-il rien de plus divin que le fruit de la vigne, rien de plus beau que ces grappes dorées ? Et ce n'est pas seulement sa liqueur qui me plaît; mais j'aime, comme je vous l'ai dit, à la cultiver, à la suivre dans son travail ; j'aime à disposer les longues files de supports, à lier les sarments, à recueillir et propager les boutures, à émonder les ceps trop chargés, à retrancher ou replanter les rameaux.
Que dirai-je encore des irrigations habilement pratiquées, des seconds labours qui remuent si profondément les terres et les rendent plus fertiles? Parlerai-je de l'utilité des engrais? Mais j'ai dit tout ce qu'il en fallait dans mes livres sur l'agriculture. Le docte Hésiode ne leur a pas consacré une seule ligne dans son poème sur la culture des champs ; mais Homère, qui vivait, à ce que je pense, plusieurs siècles avant lui, nous représente Laërte, pour adoucir le regret de l'absence de son fils, cultivant lui-même et fumant ses terres. Et ce ne sont pas seulement les moissons, les prés, les vignes, les arbustes qui font l'agrément des campagnes, il faut y joindre les jardins, les vergers, les troupeaux, les abeilles, et l'infinie variété des fleurs. Nous n'avons pas d'ailleurs le seul agrément des plantations, mais encore la ressource des greffes, ce chef-dœuvre de l'agriculture.»

XVI. « Je pourrais vous détailler sans fin toutes les jouissances de la vie des champs; mais je m aperçois que déjà j'ai été trop long. Vous me le pardonnerez, car je me suis laissé entraîner par mon goût pour les travaux de la campagne ; d'ailleurs la vieillesse aime à parler, elle en a le renom, et je ne voudrais pas faire croire qu'on la calomnie en tout. M'. Curius, après avoir triomphé des Samnites, des Sabins, de Pyrrhus, passa le reste de ses jours à cultiver les champs. Sa maison de la Sabine n'est pas loin de chez moi ; je la vois souvent, et je ne puis me lasser d'admirer le désintéressement de ce grand homme et les œurs de son siècle.
Curius étant assis près de son foyer, les Samnites lui vinrent offrir de l'or à pleines mains; il les renvoya en leur disant : "Ce qui me paraît digne d'envie ce n'est pas d'avoir de l'or, mais de commander à ceux qui en ont". Avec une si grande âme, la vieillesse pouvait-elle être un fardeau ? Mais je reviens aux agriculteurs, pour ne pas aller prendre mes exemples trop loin de moi. Les sénateurs, c'est à-dire les vieillards, vivaient alors à la campagne. L. Quinctius Cincinnatus conduisait la charrue, quand on lui annonça que le peuple l'avait nommé dictateur ; c'est par l'ordre de ce dictateur que C Servilius Ahala, maître de la cavalerie, surprit et mit à mort Sp. Mélius, qui aspirait à la royauté. C'est de leurs campagnes que l'on appelait au sénat Curius et les autres sénateurs; ce qui explique le nom de voyageurs que l'on donnait à ceux qui allaient les convoquer.
Croyez-vous donc que ces anciens Romains qui s'amusaient à cultiver leurs champs aient eu une vieillesse misérable? Pour moi, je ne pourrais en imaginer une plus heureuse, non seulement parce que l'on remplit un devoir en vaquant aux travaux de l'agriculture, qui est pour tout le genre humain une source de bienfaits, mais parce que, grâce à ces labeurs, on goûte des jouissances nombreuses, et l'on se trouve dans l'abondance de toutes les choses nécessaires à la vie des hommes et même au culte des dieux : à ce compte, puisque la volupté a des partisans déclarés, je ne demande pas mieux que de faire ma paix avec elle. Un maître de maison vigilant et économe a toujours ses celliers remplis de vin et d'huile, ses offices bien garnis, une abondance de toutes sortes de provisions dans sa campagne ; il a des porcs, des chevreaux, des agneaux, des poules, du lait, du fromage, du miel. Le jardin est pour les habitants de la campagne un second office, comme ils le nomment eux-mêmes ; et, dans les moments de loisir, la chasse vient apporter les dernières pièces à ce service digne des rois.
Que dire de la verdure des prairies, des longues allées d'arbres, de la beauté des vignes et des oliviers ? En deux mots, il n'y a rien de plus riche et de plus magnifique au monde qu'une campagne bien cultivée ; et, loin que la vieillesse nous empêche d'en jouir, elle nous appelle aux champs et nous en montre tout l'attrait. N'est-ce pas là que les vieillards peuvent le mieux se réchauffer aux rayons du soleil, à la flamme du foyer, ou se rafraîchir à l'ombre des grands arbres et sur le bord des eaux ? Que la jeunesse garde pour elle les armes, les chevaux, les javelots, le bâton et la paume, la nage et la course; qu'elle nous laisse de tant de jeux différents les osselets et les dés; et encore qu'elle ne se contraigne pas, puisque la vieillesse peut s'en passer pour être heureuse.»

XVII. « Les livres de Xénophon sont pleins d'enseignements utiles ; vous les connaissez déjà, relisez-les sans cesse et méditez-les. Avez-vous vu quel grand éloge il fait de l'agriculture dans son livre sur le gouvernement des maisons, intitulé l'Économique ? Pour bien nous faire entendre que rien ne lui paraît aussi royal que la culture des champs, Xénophon met dans la bouche de Socrate, qui s'entretient avec Critobule, le récit suivant : "Cyrus le jeune, roi de Perse, qui réunissait à l'excellence de l'esprit la gloire des armes, reçut à Sardes le Lacédémonien Lysandre, homme d'un rare mérite, qui lui apportait des présents de la part de ses alliés. Cyrus fit à son hôte les honneurs de son palais avec une grâce parfaite, et lui montra un parc planté avec beaucoup d'art. Lysandre admira la beauté des arbres, la symétrie des allées, disposées en quinconce, la régularité, la finesse et le moelleux du terrain, le choix des fleurs, l'harmonie et la suavité de leurs parfums ; il dit à Cyrus qu'il était ravi non seulement du soin qu'il voyait briller partout, mais encore du génie qui se montrait dans la conception et le plan de ce délicieux jardin. — Eh bien, répondit Cyrus, c'est moi qui ai tout inventé ; c'est moi qui ai tracé le plan, dessiné les allées, et un grand nombre de ces arbres ont été plantés de ma main." Lysandre alors, reportant ses regards sur les vêtements magnifiques, sur la pourpre , l'or et les pierreries qui relevaient la beauté naturelle de Cyrus : "C'est à juste titre, lui dit-il, qu'on vous croit heureux, puisque vous réunissez à un tel degré la fortune et la vertu."
C'est là une fortune dont la vieillesse peut certainement jouir, et jamais l'âge ne nous empêchera de nous livrer à nos travaux favoris, et surtout de cultiver les champs jusqu'au dernier de nos jours. Nous savons que M. Valérius Corvus vécut jusqu'à cent ans , et que la dernière partie de sa vie se passa à la campagne et dans les travaux de l'agriculture. Quarante-six ans s'étaient écoulés entre son premier et son sixième consulat ; ainsi la carrière des honneurs fut aussi longue pour lui que l'était, suivant nos ancêtres, la vie entière de l'homme jusqu'aux abords de la vieillesse ; et son âge lui donna ce privilège, qu'avec moins de travaux il eut plus d'autorité.
L'autorité est la couronne de la vieillesse. Vous savez quelle était l'extrême considération d'un Métellus, d'un Atilius Calatinus. C'est ce dernier qui mérita cet éloge unique : "Les nations s'accordent à le proclamer le premier citoyen de Rome." Vous connaissez cette inscription, elle est gravée sur son monument. C'était certes un homme d'une grande autorité, que celui dont tous les peuples faisaient un tel éloge. Que dirons-nous de P. Crassus, le grand pontife ; de M. Lépidus, qui fut revêtu du même sacerdoce ? Quels hommes ! quelle dignité ! Et Paul-Émile, et l'Africain, et Maximus que je vous ai déjà cité, avaient-ils besoin de parler pour donner la loi dans Rome ? un geste ne leur suffisait-il pas ? Un vieillard, surtout quand il a passé par les honneurs, a tant d'autorité, que tous les plaisirs de la jeunesse sont peu de chose en comparaison.»

XVIII. « Mais souvenez-vous que la vieillesse dont je fais ici l'éloge est celle qui est préparée par les vertus de la jeunesse. C'est ainsi que j'ai pu dire autrefois, aux grands applaudissements de tous ceux qui m'entendaient, qu'un vieillard est bien misérable quand il se croit réduit à se défendre par des paroles. Ni les cheveux blancs ni les rides ne donnent tout à coup de la considération à un homme : c'est une vie entière honorablement écoulée qui peut seule recueillir sur son déclin ce doux fruit de la vénération publique......»


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Voilà. J'avais envie au matin de l'octogenèse de partager avec vous mon admiration de la nature. Et pourquoi aurait-il fallu réécrire ce qui fut si bien dit ?

Le texte bilingue intégral est accessible par ce lien :
remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/senectute.htm

*Octogenèse : L'âge où l'on achève de devenir qui l'on est : chacun sort de l'habitacle, allégé d'un corps qu'il s'apprête à rendre à la terre. Enfin libre, et à jamais vivant ! Les dissensions du passé sont abolies, les êtres réconciliés, les esprits apaisés, le flambeau de l'idéal humain transmis (Delvolvé).


ALSP !

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