Je me souviens d'un village bruyant. J'ai revu un village mort. Dans ma lointaine enfance, le bourg chef-lieu d'une vaste commune de plateau, posé sur une croupe dominant la rivière départementale, possédait quatre cafés dont trois faisaient restaurant et un bar modeste accessible par un escalier. On y trouvait une vraie poste, les artisans classiques (menuisier, mécanicien agricole, peintre, maçon) et un autocar partait chaque matin pour la préfecture où chacun pouvait aller acheter des fournitures, se vêtir, vendre de la volaille au marché de plein vent, passer à l'hôpital voire s'encanailler. L'école pour les petits était tenue par des bonnes sœurs, et le curé demeurant dans un presbytère fleuri disait la messe chaque dimanche plus les vêpres en soirée. Il y avait aussi un notaire un peu opiomane chargé des successions fermières dont le fils occupait l'emploi peu envié d'idiot du village (les fumées méphitiques sans doute) ; une boulangerie dont le pain, tiré des farines économiques du moulin de la chute, était acide, une épicerie et un mercier-bazar qui fut un temps maire et dont la fille, gracieuse comme un cœur, venait prendre les orties de mon chemin pour ses lapins, me disait-elle. Mon grand-père se demandait pourquoi je ne les arrachais pas n'ayant pas grand chose à faire. J'étais occupé des fois à garder les cochons anglais de Catherine, la fille de l'autocar. Il lui fallait de l'aide pour qu'elle puisse plonger dans la lecture de romans enfantins que je lui rapportais. Quand nous étions en jambes au plus chaud de l'été, nous descendions au pont d'un coup de vélo pour prendre une truite à la main. Son père m'avait montré comment faire.
Nous avions aussi un sabotier qui faisait ses cinquante heures hebdomadaires ; il m'impressionnait par sa jambe en bois noir qu'il avait ramené de la guerre, du fait maison. Mon grand-père lui louait son jardin potager à mi-fruit. Au bord de ce jardin avait poussé un grand noyer ; mon grand-père nous interdisait d'y aller dormir, son ombre étant mortelle. Je le croyais.
Le dimanche après la messe tous les cafés étaient bondés des jeunes gens venus de tous les hameaux surtout pour se rencontrer devant un canon de rouge-vichy, filles ou garçons. Des chars à banc, parfois attelés au tracteur, quelques landaus moins tape-cul, et des Rosalie à "moteur flottant" qui, progrès oblige, ne savaient pas rentrer seules au domaine.
Seul inconvénient, le village manquait d'eau malgré les puits de chacun ou à cause d'eux. Il en restait quand même pour le Pernod.
Un médecin résidait dans un hameau proche, mais il ne consultait pas ici, quoiqu'il se déplaçât en cas d'accident grave pourvu qu'on l'envoyât quérir. Sinon il devait bien y avoir un rebouteux dans quelque hameau perdu en qui les paysans avaient confiance. De tout cela il n'y a plus rien. De quinze cents âmes à la sortie de la guerre, la commune en a perdu un tiers, les deux-tiers restant se maintenant grâce à la proximité de la préfecture à moins d'une demi-heure de route. Raison ? Mécanisation des cultures entraînant un exode rural classique, poursuite des études dans le second cycle surqualifiant les plus doués par rapport au niveau de nécessité, attraction de la ville proche et de ses néons, évolution des comportements sociaux (qui sont en train de changer en mieux).
Eremos ! Ce "désert" se répète des dizaines de milliers de fois en France métropolitaine ; mais on ne parle que de "déserts médicaux" comme si c'était l'essentiel. Ces "villages" mais aussi des petites villes autrefois industrieuses, sont devenus des déserts tout court d'où tous les services de base ont fui. Pour quelle raison un médecin y établirait-il sa famille à moins d'envisager sa vie professionnelle comme celle d'un médecin sans frontières en mission chez les Dogons, laissant femme et enfants aux bons soins de la civilisation. Les pitreries de tous ordres pour résoudre ce défi que l'on dit majeur ne sont que la conséquence d'une impéritie administrative doublée du corporatisme malthusien de l'Ordre des médecins. Mais plus généralement, les "déserts" procèdent d'une démographie en berne depuis longtemps et de la sous-exploitation de territoires que l'on veut protéger de tout et de l'emploi d'abord. L'activité salit ! Voir les manifestations monstres contre les investissements productifs en région laisse pantois ! Mais c'est un autre article à venir un jour. Faudrait-il mettre en cultures les Dogons précités pour revivifier la prairie et ramener des jeunes au bistrot du village ?
Cette commune est revenu au stade qu'elle avait atteint avant la Révolution française. Une enquête commandée par l'évêque, sans doute pour évaluer les capacités dîmables de la paroisse (plus grande que la commune d'aujourd'hui), signale en 1771 que « la population est de quinze cents âmes environ et que son augmentation depuis 1341 paraît en être de cinq cents. Trois cents résident dans le bourg, douze cents dans cinquante-neuf villages ou hameaux, dont les plus habités sont à une heure et demie de marche.»
Une autre étude au XIXème siècle trouve plusieurs sabotiers, plusieurs tisserands, deux serruriers, un forgeron ; il n'y a pas de filature. Et deux cent trente pauvres sont dénombrés qui reçoivent des secours ; c'est beaucoup mais combien de RSA aujourd'hui ?
Au XIXè siècle toujours, il n'y a ni hôpital, ni maître ou maîtresse d'école, pas de chirurgien, pas de sage-femme formée.
La terre est pauvre. Rien d'autre que le seigle ne pousse - c'est avant le chaulage massif que permettra la voie ferrée plus tard. Il y a des pâturages étendus et peu de cheptel. On dénombre soixante paires de bœufs de traction et on n'a pas l'inventaire des chevaux.
Il y a aujourd'hui encore à faire sur ces terres de bois, prés et labours propices aux solanacées - un des meilleurs rendements du sud - mais l'établissement d'une exploitation même modeste dans une optique autarcique qui plaît à beaucoup, convoque tellement d'administrations qu'il vaut mieux s'établir au Montana. Sur une démographie insuffisante, capable encore de générer du courage, pèse l'Etat invasif qui étouffe tout. L'ennemi c'est bien l'Etat infantilisateur comme va nous le démontrer la banqueroute annoncée pour une catastrophe mais aussi comme une libération par la révélation qu'elle apportera de notre assujettissement au César total.
ALSP !
Vraiment sympa la description du village au début de l'article. On doit encore être quelques un à avoir des souvenirs semblables attachés à des vieux terroirs. Je ne sais pas si c'était mieux avant, mais je suis sur que ça sera pire après. Mais bon...! Merci pour cette belle évocation
RépondreSupprimerSi j'avais voulu soigner la carte postale, j'aurais ajouté qu'à défaut d'éclairage public, on se déplaçait le soir avec des petites lanternes à piles et qu'on entendait des "bonsoir" depuis les terrasses des maisons que l'on ne voyait pas mais qu'on connaissait bien.
SupprimerIl n'y avait pas de téléphone non plus , chez les particuliers s'entend, seulement dans les cafés ; un appareil mural avec écouteur filaire et micro fixe. On tournait la manivelle pour appeler l'opératrice et tout le monde suivait la conversation.
Mon dernier séjour date de 1959, ce n'est pas si vieux. Personne ne me semblait malheureux ou revendicatif et tout le monde mangeait à sa faim, le bourg étant en autarcie alimentaire par le troc intérieur, les cages à lapins, les poulaillers et trois canards dehors, et les potagers de chacun.